29 Mai 2013
La pièce créée en 2012
à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration,
sera présentée en Algérie au théâtre régional de Béjaïa
le dimanche 2 juin à 18H30
lors de la ballade littéraire de Béjaïa.
Extraits d'un article paru dans le revue Hommes & Migrations. N°1300 / Nouveaux modèles migratoires en Méditerranée.
(...)
« Chacal, la fable de l'exil » est pour nous un premier aboutissement des précédents opus du répertoire des « Emporte Pièces » , même si cette pièce diffère dans le traitement dramaturgique. Tout d'abord, un aboutissement scénique : la comédienne interprète à elle seule 13 personnages en interaction avec la création sonore et lumière ; mais aussi un aboutissement politique : on y retrouve les différents modes de dominations (homme/femme ; natif/étranger ; oral/écrit), ainsi que l'intériorisation de ces structures. Les lois à elles seules ne suffisent pas pour dominer, il faut que les riches et les pauvres, les hommes et les femmes aient intériorisé celles ci...
Cette nouvelle création, est une mise en scène des fables animalières kabyles, de la mythologie berbère et de leur analyse anthropologique. Nous sommes partis du livre « Chacal ou la ruse des dominés » de Tassadit Yacine-Titouh. La chercheuse a regroupé des corpus de texte (fables, contes et mythologie) qui étaient jusque là isolés par différentes transcriptions. Elle a analysé cette littérature orale, révélé toute sa richesse et sa complexité, proposant une véritable clef de lecture de nos rapports sociaux et nos structures mentales.
Avec elle, nous avons fait le pari de créer une pièce pour les petits et les grands. Quand j'étais perdu dans l'écriture de la pièce et que je demandais conseil à la chercheuse, celle-ci me répétait : « surtout, ne fais pas dans le savant ! » Et la comédienne me confirmait sans cesse cette évidence. Les analyses anthropologiques sont bien présentes dans la pièce, mais elles sous tendent le texte et le jeu. La pensée de la chercheuse jaillit, par une phrase, un geste, à l'acmé de l'action, ou bien s'insinue au détour d'une réplique, respectant ainsi les différents niveaux de lectures des fables animalières.
A l'instar du début du livre, notre adaptation s'ouvre sur l'histoire de Settoute, la sorcière. D'abord première Mère du Monde kabyle (yemmas n dounit), elle enfanta et enchanta le monde. Puis elle fut déchue, ce qui donna aux hommes le prétexte pour dominer les femmes et le monde. C'est elle qui nous conte la fable de l'exil. Elle a vu l'Histoire de la méditerranée depuis la Kabylie. D'après elle, nous ne sommes guère différents de nos ancêtres. En ce temps là, les animaux avaient encore le don de la parole... Le Lion avait le pouvoir, Chacal était sa couverture, découvrant ou non sa violence de prédateur, et Mohand, le Hérisson, avait toujours une ruse qu'il partageait avec ses amis.
Les personnages de cette littérature orale sont symboliques. Et chaque personnage est double, qu'il soit humain, animal ou divin. La première mère du monde est à la fois l'enchanteresse et la sorcière (dualisme féminin que l'on retrouve aujourd'hui sous la version de la sainte ou de la putain). Le lion a été élu par les animaux mais se conduit en dictateur. Chacal se nomme Si Mohammed Ben Yacoub, à la fois juif et musulman en écho à l'histoire des berbères. Chacal, en tant qu'intellectuel, sera tour à tour conseiller du roi ; instigateur de la révolte des plus faibles, puis du mariage mixte (l'un apportant à l'autre la force, la taille, ou l'intelligence) ; professeur d'école qui dévore ses élèves marcassins... Mohand, le Herisson, le seul à être plus malin que Chacal, était jadis un homme qui a voulu « jouer à la fille » ; il a volé une carde (un peigne dans notre adaptation), et les dieux l'ont puni en l'obligeant à porter l'objet dérobé sur son dos toute sa vie. On pourrait ainsi décliner longtemps la dualité de chaque action et de chaque personnage de la pièce : la Laie, les Marcassins, le Mulet (fruit d'un mariage mixte entre l'âne et la jument) d'où viendra le coup de sabot final...
Avec l'aide de la chercheuse, nous avons dégagé les axes à traiter en nous recentrant sur le thème de l'exil et de ses différentes figures. La première mère du monde fut déchue et donc exilée dans les montages. Chacal est exilé par le Lion quand « le pouvoir ne supporte plus son opposition ». Mohand, le hérisson, exilé de son humanité pour avoir assumé sa part féminine. La Laie (personnage sauvage tout en bas de la hiérarchie) doit elle aussi quitter sa marre pour le royaume de la vaste forêt, afin de solliciter l'aide du Roi, le professeur Chacal ayant dévoré ses petits. De plus, elle ne reconnaît plus ses deux seuls marcassins encore vivants. Ils sont passés par l'école de Chacal. Ils ont été transformés par l'enseignement du Maître Dévoreur. Allégorie d'une école qui formate les corps et les esprits. Mais allégorie également de la déchirure générationnelle entre la Laie et les Marcassins, telles les familles immigrées, divisées entre ceux qui sont nés « là bas » et ceux qui sont nés « ici » ; et si l'on remonte encore dans l'histoire franco-algérienne, la séparation des hommes, qui bénéficiant de l'enseignement français, ont été détournés de leur condition de paysans pour devenir des intellectuels, un rôle à la fois valorisant et dévirilisant...
Comme l'ont démontré les recherches du sociologue Abdelmalek Sayad, l'exil (elghorba) est perçu comme une malédiction par les algériens : malédiction de Chacal, qui semant le désordre, doit errer seul à jamais ; de Settoute, dont la destitution du pouvoir entraîne le désenchantement du monde ; de Mohand qui restera un hérisson...
Cette adaptation scénique est d'abord passée par un long travail d'écriture, de réécriture, à la fois à la table et au plateau. Je n'aurais pas pu mener ce travail à terme sans les apports et critiques de la comédienne.
Avec ce projet de mettre en scène la littérature orale et sa lecture anthropologique, nous voulions réconcilier les Nords Africains avec leur culture d’origine, mettre le doigt sur la richesse qu'elle recèle, et faire découvrir aux Français que les immigrés (non lettrés en français) détiennent un réel savoir qui leur permet de saisir les violences du monde moderne.
Lors du débat qui suivit les deux premières représentations à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration en présence de Tassadit Yacine-Titouh, un enfant (ils étaient nombreux le dimanche) me demanda pourquoi « j'avais fait cette pièce de théâtre ». La pire et la meilleur des questions. Je lui ai répondu qu'à chaque petit succès du répertoire des « emporte pièces », je ramenais chez moi un goût amer... j'avais beau mettre en scène au grand jour « la Domination Masculine » (extrait du livre de Pierre Bourdieu et des texte de Tassadit Yacine-Titouh), est-ce que je me comportais mieux dans le privé pour autant ? J'avais beau mettre en scène l'histoire des mouvements populaires et la littérature prolétarienne, est-ce qu'en tant qu'« artiste », je n'appartenais pas maintenant pas à une autre classe ? J'avais beau critiquer, avec toute la férocité d'un Clastres ou d'un Zinn, l'Etat et sa construction, est-ce qu'en demandant des subventions je ne légitimais pas un système culturel plus vaste qu'il fallait changer ? En somme donc, un Chacal.
Autre question qui fut demandé par un enfant le dimanche : « C'est quoi la morale de cette histoire ? » La comédienne l'avait pourtant bel et bien donnée dans la dernière scène de la pièce, mais l'enfant ne l'avait pas assez entendu ou bien voulait à nouveau l'entendre de ma propre bouche. Je répondis donc, de ne jamais oublier que l'union d'un Hérisson et d'un Mulet, donc l'union d'un des plus petit des animaux et d'un bâtard, pouvait nous débarrasser d'un Lion. Et pour clore ici cette chronique, je livrerais une phrase de notre pièce de théâtre, littéralement volée à Tassadit lors d'une conversation téléphonique : « Nous les dominés, nous les femmes, nous les démunis de tous les pays, nous que l'on divise, nous que l'on fragmente, tant que nous aurons la mémoire, nous serons là, nous aurons le pouvoir... »
Jérémy Beschon
Présentation du spectacle :
CHACAL, la fable de l'exil
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