20 Avril 2013
Le Massacre des Italiens....
Nous tournons ce solo avec DAJA depuis 2010. Cette création a été décisive dans notre travail d'adaptation d'oeuvres de sciences humaines. Elle a marqué un premier aboutissement des lectures-spectacles. Et évidemment cet aboutissement était en fait un départ, celui du répertoire des *Emporte Pièces*. Jusque là, avec la comédienne, notre base textuelle était le montage d'un livre. Montage auquel s'ajouaient des extraits de chansons populaires. En terme de jeu, nous utilisions déjà le mode burlesque, soit l'alternance de tons, de fortes variations d'intensité et de rythme, la caricature côtoyant le sérieux. Notre art était alors pour beaucoup un art de dire (et non de lire). Avec le Massacre, l'art de dire s'est doublé de l'art de faire. Gérard Noiriel a entièrement réécrit son livre pour le théâtre. Puis le travail au plateau de la comédienne a restructuré le texte jusqu'à atteindre une forme théâtrale inédite à en croire les échos du public que nous avons rencontré. Inédite ? cela était pratique pour les vieilles institutions de la création et leurs mandarins de province si friands d'innovations... mais notre esthétique ne convenait pas au canon du théâtre moderne. Nous avions (encore !) quelque chose de trop. Trop populaire ? Trop engagé ? Trop marseillais ? Si la socio-analyse préconise une connaissance des autres pour une meilleure appréhension de soi. Nous avons naturellement inversé le processus. Nous sommes revenus à la source. Nous sommes partis de nous même. C'est sans doute pour cela que les accents provençaux et languedociens sont si présents dans cet opus. C'est sans doute aussi pour cela, que les petites gens se sont si fortement reconnues, et que certains « spécialistes du spectacle » ont trouvé cela vulgaire... comme si l'accent occitan devait se cantonner à la pagnolade, qu'il n'était supportable que dans le quotidien des autochtones ou bien isolé, neutralisé parmi les vestiges du pittoresque et du régionalisme. En France, comme le rappelle un autre ouvrage de Gérard Noiriel, la tradition du reniement est puissante. Durant l'entre deux guerres : « la naturalisation est accordée au terme d'une démarche, souvent longue et humiliante, qui exige que le postulant ait fait la preuve de son « assimilation » à la culture française. Mais, après avoir payé le prix fort pour entrer dans le « club de France », son passé est définitivement oublié, rien ne doit le rappeler... » Cela explique, en partie, pourquoi nous ne savons plus parler la langue de nos grands parents, qu'ils aient été berbères, catalans, ou pied-montais... Cette analyse historique ne se limite pas à l'immigration. Nous pouvons, je crois, la transposer au monde du théâtre. Cela donnerait « la légitimation est accordée au terme d'une démarche, souvent longue et humiliante, qui exige que le postulant ait fait la preuve de son « assimilation » à la culture dominante.
Quels sont les canons de cette culture dominante du théâtre moderne. Autant directement lire dans le texte le directeur d'une grande scène nationale :
"… une bouillie scénique (…) un théâtre morcelé, où les genres se juxtaposent : corps, danse, photos, vidéos, musique, paroles... Ce télescopage sensoriel affirme au spectateur que ce monde chaotique lui restera pour toujours indéchiffrable (…) Dans un monde dominé par la doctrine néo-libérale, rien ne saurait davantage faire plaisir à ses bénéficiaires que de tels présupposés : personne n'est responsable de rien, et la complexité du monde rend illusoire toute tentative d'en cerner les mécanismes."*
Evidemment, avec le Massacre des Italiens nous sommes hors cadre... puisque d'une part, nous expliquons les mécanismes de domination, se servant du passé pour rendre intelligible le présent, et d'autre part, nous avons jeté « la bouillie scénique » pour offrir au public un plat de résistance. A l'avant garde affadie, nous opposons la tradition du solo. Puisant librement dans la Commédia dell'Arte (aujourd'hui si tristement limité à l'emploi systématique, et souvent catastrophique, du masque), soit par exemple, faire semblant de se tromper et par là même tromper le spectateur, pour donner davantage de vrai, de vie, à la représentation (donc finalement une mise en abîme de l'art théâtral) ; ou bien encore l'usage de l'improvisation, qui n'est pas la création instantanée de l'interprète, mais sa qualité de variations (corporelle, textuelle, rythmique) en fonction du public et de la salle à l'intérieur d'un canevas.
J'ai toujours été à l'écoute des réactions du public (toussotements, commentaires à voix basses, ect...) et des retours de celui. Lors de la première du spectacle à Toulouse, des jeunes spectatrices, qui n'allaient que très exceptionnellement au théâtre, nous ont dit avoir particulièrement apprécié le spectacle car c'était du « one man show. » En l'occurrence du one woman show. Nous n' y avions pas pensé (par snobisme inconscient, incorporé?), mais elles n'avaient pas tort. Le plateau nu, l'adresse directe au public, le langage «oral» sans effet de stylisation, nos emprunts sauvages à la commédia, tout cela rendait effectivement un effet proche du one woman show. Ce qui est un compliment dans certaines bouches est une injure dans d'autres. Car pour revenir aux professionnels, cela donnait : "votre travail est intéressant mais dommage qu'il ressemble parfois à du one man show..." Ou bien encore : « vous utilisez ce que vous dénoncez ». Nous dénoncions le rôle des élites, les discours républicains et les comptes rendus de la presse exacerbant l'identité nationale au détriment des rapports de classes, et non l'esthétique de l'art de masse... Cela mettait le doigt sur un point intéressant de la profession, coincée entre frustration personnelle et exigences institutionnelles : le mépris des cultures populaires. Cultures populaires que nous avons continué d'explorer avec l'adaptation de *La Domination Masculine* qui utilise délibérément le sketches comme contrepoids à la scolastique Bourdieusienne, et *Chacal, la fable de l'exil*, qui accentue encore l'investissement corporel de la comédienne (comment interpréter une sorcière, un fagot de poids, des animaux) et notre conception non figée du texte, en prenant directement source dans les contes kabyles, genre littéraire inférieur, littérature orale pour enfants, à première vue indigne de considérations politiques et sociales, et pourtant...
* Thomas Ostermeier
+
Prochaine représentation du Massacre... :
le 6 novembre à 19 H aux archives municpales de Lyon
Représentation suivie d'un débat en présence de Gérard Noiriel
dans le cadre de l'exposition Lyon l'Italienne
1 place des Archives 69002 Lyon