Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Comme si on vous avait dévoré le passé

Article de Jeremy Beschon sur « Chacal, la fable de l'exil »,

adaptation et mise en scène des fables kabyles et de la mythologie berbère

d'après les recherches de Tassadit Yacine

 

« C'est comme si on vous avait dévoré le passé et qu'on vous avait laissé que les restes ». A l'issue d'une représentation à Toulouse1, un spectateur m'a dit avoir été particulièrement touché par cette réplique. Pour lui - et pour nous aussi de l'autre côté de la scène - cela n'évoquait pas seulement la perte ou la non-transmission de l'histoire rationnelle (celle des faits, des dates, de leurs contextualisations et de leurs analyses) ; il s'agissait aussi de la dévoration de la conscience cosmique, de la perte du monde magique qui pourtant nous habite encore par « restes » : par superstition, par intuition, par remémoration, par expérimentation.

 

C'est le monde magique que nous retrouvons dans la fusion de deux êtres ;   c'est l'intime sensation de correspondance que peuvent procurer la nature et les astres.

 

Chacal, la fable de l'exil est un roman théâtral écrit à partir des différentes fables animalières et des contes avec Yemmas n dounit, la première Mère du Monde, alias Settoute, la sorcière. La pièce se passe aujourd'hui car le conteur réactualise son récit, mais elle est également "du temps de l'enfantement fondamental, du temps de la création"2. Un temps dont la mémoire persiste dans les traditions orales, dans les musiques et danses traditionnelles, dans les cultures populaires (qu'elles soient de masse ou confidentielles), comme il persiste dans nos mémoires corporelles.

Mémoire corporelle que nous avons éprouvée, la comédienne Virginie Aimone et moi même, en mettant en place durant plusieurs années de travail frénétique et passionné, notre boite à outils théâtrale. Sans le savoir (ou sans le savoir totalement consciemment car nous avions aussi étudié les textes des maîtres tel Meyerhold, comme nous avions collaboré avec des metteurs en scène inconnus des cercles adoubés du milieu de l'art professionnel, et pourtant maîtres en leur matière), nous avons retrouvé les techniques corporelles et les structures dramaturgiques qui étaient utilisées des siècles avant nous ; comme la commedia dell'arte pour citer la plus connue. Commedia à laquelle d'anciens maîtres (plus récents que ceux du Quattrocento où elle naît) avaient su rendre la nécessaire actualité (Copeau, Decroux, Dario Fo) pour une persistance, ou renaissance, du théâtre.

 

Notre pratique du plateau avait devancé la théorie, ou elle est allée plus vite. Car, dans les cultures populaires, les techniques et savoirs se passent autant qu'ils se réinventent et se retrouvent. Ils ne renaissent pas à l'identique mais ils puisent, selon les différents groupes, communautés, individus, époques, villes et quartiers, dans le même vivier d'énergie, à la même source de règles, de codes, de rationalité biologique. Ils ont la même origine, bien que la première fois n'existe jamais. On peut faire remonter les premières fables animalières à Esope en Grèce antique ou à Apulée en Afrique du Nord, mais sans nul doute eux-mêmes ont repris et se sont inspirés d'un ou d'une prédécesseur.e.

 

Il n'y a pas de première fois, de commencement, comme avec l'an zéro et la naissance des prophètes Jesus-Christ et Mohammed, ou bien encore comme avec la découverte du Nouveau Monde en 1492 par Christophe Colomb.

 

Ces différentes conceptions du monde se manifestent dans les récits. Ces derniers sont linéaires dans la littérature écrite car celle-ci a nécessairement un ordre de lecture (de gauche à droite pour l'occident) qui va de phrase en chapitre, du début à la fin et dont chaque partie peut être relue plusieurs fois. Et puis il y a les récits cycliques dans la littérature orale, nécessairement enclins à la digression, à la variation, à l'improvisation. Des récits qui commencent par une même litanie « Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil » et qui ne peuvent finir qu'en bouclant l'histoire (la fin reprenant le début), ou bien encore qui finissent par une pirouette scénaristique ou une formule « Cuento, canta, se acaba » disait ma grand-mère quand elle voulait enfin clore l'histoire pour nous endormir et que nous en demandions encore. Des récits qui, bien que racontés plusieurs fois, ne peuvent être transmis que dans l'acte unique et non reproductible de la parole vivante. Pour autant, la littérature orale et la littérature écrite s'interpénètrent plus qu'elles ne s'opposent ; elles se complètent et se nourrissent l'une l'autre.

 

Cela se manifeste aussi dans les conceptions du temps. Il y a la conception linéaire dans les sociétés industrielles et post-industrielles guidées par l'idée du progrès technique. A savoir que nous serions sortis des ténèbres des cavernes ou du Moyen-Age pour aller vers l'avènement lumineux de l'esprit renaissant et conquérant du capitalisme. Et il y a une conception cyclique du temps dans les sociétés dites primitives ou archaïques, comme chez les paysans d'Afrique du Nord ou d'Europe du Sud, à savoir rythmées par les saisons, par les lunes, par les rites anciens reprenant les rites antiques eux-mêmes venus de rites plus lointains. Une conception cyclique du temps qui perdure encore aujourd'hui dans la judaïté, le christianisme et le monde arabo-berbère dans ses formes les plus orthodoxes.

 

Il s'agit donc d'identité ; ses antagonismes, ses contradictions et ses complémentarités. Le monde de Chacal est connecté à notre ancien « nous ». Le « nous » qui s'oppose aux « eux » et joue ainsi le premier marqueur de l'exclusion, du racisme et du pouvoir comme le dit explicitement la pièce. Mais le « nous » qui scelle aussi un fond commun, qui effectue un partage. Une société qui reconnaît encore sa ou ses communautés, qui sait communiquer, donner et recevoir, malgré ses divisions sociales, ethniques/raciales ou genrées. Rien à foutre, il est de la famille pourrait-on dire. Il est du clan, de la tribu, du quartier. C'est ainsi que certains villages et quartiers préservent leur fou, leur ivrogne, malgré leur apparente dangerosité, leur agressivité de façade, malgré leur manque de respect envers les règles les plus élémentaires du « vivre-ensemble ».

 

Le théâtre, en tout cas le nôtre, tout en étant acheté et/ou subventionné (ce qui est revient au même, car ceux qui vous achètent ont quasi les mêmes provenances de fond), affiche cette devise du « vivre-ensemble » si souvent creuse dans des dossiers ou plaquettes de communication mais il n'en constitue pas moins sur scène une entorse à sa forme injonctive et normative. Notre théâtre présente souvent les personnages de la vie quotidienne que le théâtre, dans sa forme conventionnelle, académique, reproductible, celles des scènes nationales et conventionnées, ne représente quasi jamais : petites gens, sous prolétariat, voleur de grand chemin, révolutionnaire, trans' prolétaire et extravertie... pour ce qui est des personnages de la réalité sociale ; et sorcière, déesse déchue, chacal, hérisson pour ce qui est des personnages du monde fabuleux des contes et de la mythologie. Ces derniers sont tous ambivalents, doubles, en sans cesse mouvement, discontinus, polysémiques.

 

Le monde de chacal, de la tradition, de l'archaïsme, est le monde de la transformation, de l'hybridation. A l'inverse du monde des dites métamorphoses numériques qui créent et reproduisent une norme unique et totalisante, celle de la concentration du capital, le monde ancien recoupe les survivances des anciens mondes qu'il mélange sans jamais assimiler, car il ne les rend pas identiques à soi. Ce monde ancien et utopique ne fait pas société. Mais il fait communauté. Il fait au plus simple, au plus varié, au plus évident, et au plus complexe pour le coup. Le monde ancien sédimente les plus anciens quand le temps est calme, et les déploie en poussière de feu quand les remous de l'histoire le demandent. D'ailleurs ce n'est pas tant lui qui les déploie que la braise de la révolte qui le diffuse consciemment et inconsciemment. C'est ce que taisent les médias dominants quand ils présentent et martèlent « l'actualité » qui constitue la désinformation quotidienne des informations. Et les deux concepts de conscient et d'inconscient sont d'ailleurs souvent limités pour nommer justement ce qui s'exprime et se communique dans les liesses populaires de la fête comme dans les incandescences des insurrections.

 

Quand Marseille était à deux doigts de faire tomber son maire, Jean Claude Gaudin, pauvre lion qui s'était déjà fait tisonner l'anus, comme dans la fable jubilatoire du Roman de Chacal3 que nous n'avons pas pu mettre en scène car les pièces de théâtre obéissent à leurs propres règles, involontairement de l'auteur, du metteur en scène et du ou des interprètes (elles obéissent à leurs propres rythmes et le propre du rythme est d'ôter les scories pour trouver le bon tempo, le bon groove), quand Marseille donc en novembre 20184 était enfin si proche de dégager son chef, il y avait sur la rive nord du Vieux Port une électricité dans l'air, une inquiétude, une effervescence maligne qui était celles que la ville avait déjà connues des décennies, des siècles, des millénaires au précédent. Car si la ville, durant sa si longue histoire, s'est régulièrement soulevée contre le pouvoir central que représentait Paris, elle n'abritait pas moins une féroce lutte des classes au sein même de ses murailles. C'est en autre ce qui a donné la formule, à la fois rationnelle, caricaturale et aujourd'hui périmée, de « Marseille la rebelle ». Et nul besoin d'être historien pour comprendre et sentir ce qui se jouait, ce qui se rejouait à l'instant où les flics poussaient les manifestants vers l'eau du Vieux Port, certains se repliant vers la Canebière et la rue de la République, d'autres ripostant à coups de projectiles sur les murs de la Mairie. Toutes et tous à ce moment-là faisions corps, faisions « un » avec notre avenir et notre passé que nos aïeux soient nés ou non ici.

 

Peu importe la généalogie et peu importe dans l'acte de révolte qu'on se replie ou qu' on attaque, et je n'ai d'ailleurs fait ni l'un ni l'autre. J'ai accompagné ma mère et ma soeur vers l'arrière du cortège, puis je suis remonté vers les premières lignes qui caillassaient la Mairie sans prendre part aux divers jets. J'étais inquiet, excité et dubitatif.

 

Le monde de chacal porte en lui cette menace sourde, cette excitation, ce doute. Et si le texte de notre pièce le dit en partie, le corps le complète, le finit et le commence à la fois. Le corps, au théâtre, peut dire le contraire de ce qui est dit verbalement. Une même réplique théâtrale dit souvent plusieurs choses à la fois. Le corps ouvre le texte comme le passé ouvre l'instant ; le corps dans sa forme athlétique ou non, mais dans sa juste énergie, dans son émotion et donc son exactitude structurelle. C'est là que les règles posturales, qu'elles soient traditionnelles ou réinventées, se retrouvent toujours, comme par exemple sur scène le bon alignement d'une jambe donnant la justesse d'une voix. Ces corrections basiques mais essentielles dans la direction d'acteurs, cette évidence qui naît du travail, de la rigueur et de la passion, cette totalité de l'esprit et du corps, aussi naïve puisse-t-elle paraître, est celle qui préserve notre humanité. Avec l'instinct, le mysticisme et la rationalité. C'est dans la discipline du théâtre, ce que certains metteurs en scène nomment la bio-mécanique ou l'organicité. Et c'est dans la discipline des sciences sociales, ce que certains historiens nomment la nécessaire désobéissance civile pour rejoindre l'équité et la justice sociale. C'est « choisir avec son coeur ». C'est ce que l'on nomme à tort, « choisir en son âme et conscience ». Peu importe d'être alors confronté à une réalité ou à une utopie collective, le choix peut se poser entre soi et soi-même, bien que l'importance du regard des autres ne soit jamais exempte du regard que l'on porte sur soi et donc des choix que nous faisons. Il s'agit alors de choisir dans l'irréductibilité de notre individu empêtré dans les responsabilités et contingences coutumières, mais aussi connecté aux éléments, à l'histoire et au cosmos.

 

Il s'agit de choisir pour soi, pour nous, pour ce nouveau « nous » retrouvé d'entre les ancêtres et les vies antérieures (sans croire pour autant à la réincarnation et ses variantes). Il s'agit de vivre, simplement, dans toutes les contradictions et complexités sociales que cela entraîne, que cela enclenche pour nous et déclenche pour eux. C'est une mise en route de l'exil qui peut se placer dans la famille, dans le foyer, dans la cellule la plus protectrice et la plus concentrationnaire qui soit. Nous sommes alors au plus proche de nous-même et exclus de notre intimité. Étranger à l'identique qui nous a vu naître et fidèle à l'identité qui se forge et s'épanouit à chaque seconde qui se consume. Nous sommes alors nous-mêmes. Et nous le payons le prix fort. Chaque mouvement, chaque sudation, chaque suc, entraîne l'évidence, la prudence et la folie du mouvement qui suit. C'est une danse sans chorégraphe mais d'une douce et fulgurante chorégraphie.

Jeremy Beschon

1 À l’Espace Diversité à l’invitation du Tactikollectif

2 Chacal ou la ruse des dominés, de Tassadit Yacine (éditions la Découverte)

3 « Le Roman de Renard » de Brahim Zellal, traduit et édité par Tassadit Yacine, Awal & L'Harmattan

4 Après les effondrements de Noailles et l'emmurement de la place Jean Jaurès du quartier de la Plaine, la manifestation « contre le mal logement » devint « la marche de la colère ».

*Photo ©Eric Brunel

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :