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Autre chose que la merde

Ça dit quoi « Pour un nouveau système » ?

représentations du 20 au 23 septembre à Marseille...   

 Adaptation d'Aimé Césaire et de Stig Dagerman

La pièce adapte les essais d'Aimé Césaire, poète et homme politique martiniquais, sur la colonisation ; et de Stig Dagerman, écrivain et journaliste suédois, sur la littérature prolétarienne. Deux thématiques imbriquées que l'on nous présente souvent comme datées, mais qui travaillent le champs de l'histoire, de l'histoire de l'art  et qui nous interpellent encore directement.
Que fait par exemple le président Emmanuel Macron, en affirmant qu'il veut « re-civiliser » la France, si ce n'est stigmatiser la jeunesse des quartiers populaires issus de l'immigration post-coloniale au sortir des récentes émeutes ? Deux ans en amont, Emmanuel Macron utilisait déjà le terme « d'ensauvagement » pour désigner ces mêmes population lors du confinement. Un terme pris au poète Aimé Césaire et délibérément dévoyé, puisque que Césaire avait créé ce concept pour dénoncer l'atrocité du racisme et des crimes coloniaux français et conscientiser leurs effets des deux côtés de la conquête : « La colonisation décivilise d'abord le colonisateur, le dégrade, le réveille aux instincts enfouis ».

Il ne s'agit donc pas pour Césaire de seulement recenser et contextualiser les guerres et les meurtres en ne prenant en compte que la spoliation du colonisé, mais en prenant également conscience de la violence et de la perversité qui se sont inscrites dans le développement même du colonisateur. De prendre conscience d'une civilisation du désastre, ou comme nous le dirons plus tard ici, d'une culture de la domination.

Quant à la littérature prolétarienne, mouvement dont Dagerman fut la star, que fait-elle sinon repositionner la place de l'art dans un système capitaliste. Aujourd'hui encore, l'art (des petites salles de spectacle à l'industrie cinématographique) n'échappe pas à la marchandisation du monde. Au contraire même, n'est-il pas une des marchandises fétiches par excellence, venant réaliser par la magie de la mise en scène ce que nos vies ne sont plus capables d'atteindre ? Stig Dagerman revendique un art engagé et interroge la liberté d'expression. Pour lui (et pour nous), parler de liberté d'expression sans prendre position pour les dominés dans la lutte sociale équivaut à caresser le pouvoir dans le sens du poil, un acte « de paresse, de lâcheté ou d'indifférence ». L'artiste doit prendre position par ses oeuvres elles-mêmes en affrontant une des  nombreuses contradictions qui est de vouloir « écrire pour celui qui a faim » et qui n'écrit que pour celui qui a suffisamment bien mangé. Mais là où Dagerman pose les impasses de la littérature prolétarienne, le théâtre et l'éducation populaire peuvent trouver des lignes de fuite. Comme lui, nous pensons que l'art engagé ne se doit ni d'être une simple formule esthétisante de ralliement contestataire, ni d'être un parangon de l'espérance. L'art engagé a lui aussi le droit à la complexité, à la singularité ainsi qu'aux turpitudes du désespoir. Néanmoins comme Dagerman, nous partageons un conflit entre notre conscience sociale (agir collectivement) et notre conscience esthétique (l'irréductibilité de l'individu), mais si pour l'écrivain suédois ce conflit est « insoluble », ce conflit est pour nous moteur.


    Le théâtre pour tous ?

Le théâtre, à la différence de la littérature dont l'objet même de référence, le livre, est intégré dans très peu de milieux et de familles quand il ne sert pas seulement d'objet de décoration et dont la discipline de lecture demande une initiation, le théâtre, lui, peut toucher différents milieux sociaux. Il peut toucher les gens qui ne vont pas au théâtre. Encore faut-il comme nous le disons dans la pièce le mêler aux archétypes de l'art populaire (de masse) et aux techniques des arts traditionnels. Une tradition loin du régionalisme qui figerait ces techniques dans un pastiche d'antan, mais une tradition qui s'actualise et subsiste de siècle en siècle, voire de millénaire en millénaire, qui se passe de maître à élève ou s'acquiert par imitation de manière individuelle, et qui se transmet collectivement par les fêtes populaires, même si celles ci sont sans cesse soumises à leur récupération, à leur intronisation, à leur neutralisation politique comme le carnaval par exemple.  

Le théâtre peut toucher des gens qui ne vont pas théâtre pour plusieurs raisons que ce texte ne saurait rendre, mais j'essaie ici d'en esquisser les plus évidentes pour moi.

Parce que le théâtre par le stand up, de Coluche à Eddy Murphy en allant jusqu'aux actuels youtubeurs, a pénétré chaque foyer, chaque écran et que les acteurs débutants ou confirmés, géniaux ou médiocres, ont intégré, développé et personnalisé les formes les plus élémentaires de l'art théâtral, à savoir se travestir soi même tout en s'exhibant dans la version minimale de soi.

Parce que le théâtre est un art collectif et que l'être humain est un animal grégaire.

Parce que le spectateur est sensible à la somme de travail préalable (chorégraphique et/ou de diction) qui permet à l'acteur d'effectuer des mouvements ou d'enchaîner des syllabes et des pensées anormales ou extraordinaires comme si cela était l'évidence même, comme si cela était naturel ; tout comme le spectateur est tout particulièrement sensible à ce que l'acteur va faire de réellement extraordinaire, de totalement inattendu pour lui et pour son auditoire. Il va improviser. Il va donner une infime variation à la partition, qu'il ne rendra jamais plus et qu'il offre à son public qui lui répond enfin, qui le reconnaît comme son égal, dans l'agôn comme dans la liesse ; dans un ample déplacement comme dans un simple mouvement de sourcil ; dans le bon mot comme dans l'aveu... Bref ça ne s'était jamais fait et ça ne se fera jamais plus. Et cela recommence tous les soirs à l'identique et différent sur de très vieilles bases dramaturgiques.


    De la négritude aux luttes LGBT

Les travaux politiques et poétiques d'Aimé Césaire sur la négritude puisent à la mémoire séculaire de l'esclavage comme à celle millénaire de l'Afrique. Son discours poétique remonte à l'instant clef ; l'instant t sans cesse différé ; il nous rappelle « l'urgence de rétablir avec les choses un contact personnel, frais, contraignant, magique ».  Cette recherche met à jour un phénomène pour nous évident même s'il est très peu éprouvé : la culture qui nous est proposée, et dès les bancs de l'école, est une culture dégradée et dégradante, une culture de la domination. Et le nouveau plan scolaire de l'actuel président confirme toujours d'ailleurs ce bon vieux retour en arrière du roman national qui nie la pluralité des identités. Mais là encore comme avec les textes de Dagerman, la pièce poursuit et fait sienne le raisonnement du poète. La domination raciale se double ou se complète de la domination patriarcale hétéro-normée puisque c'est Corazon, personnage de femme trans' tiré du film « Tout sur ma mère » de Pédro Almodovar, qui fait vivre la pensée de Césaire. Corazon est un personnage pivot de la pièce. Omniscient, il navigue et intervient dans les différentes scènes où les protagonistes s'affrontent.
Corazon ouvre la pièce en expliquant qu'elle a entièrement refait son corps par la chirurgie esthétique pour être véritablement « authentique », véritablement elle même.
Elle conseille Sirri, une jeune fille mentalement torturée par sa famille qui s'oppose à son amour pour un jeune poète.
Elle conseille ce même jeune poète coincé dans les impasses de la littérature prolétarienne.
Corazon les pousse à créer, à aimer, à expérimenter en restant au plus proche de leur lumière intérieure, en préservant leur feu sacré sans pour autant se brûler les ailes. Car aux revendications de la jeunesse s'opposent, et non sans raison, les arguments de celles et ceux qui ont vécu ces transports amoureux, ces révoltes incandescentes pour ne garder que de froides désillusions.


    Amour & anarchie

Mais se ranger aux côtés des idéaux capitalistes, fascistes ou socialistes autoritaires, n'est ce pas tourner le dos à l’authenticité de notre fougue première ? N'est-ce pas « l'acceptation d'un renforcement des modalités répressives de gouvernement 1 » ?

L'anarchisme, pour les deux amants de la pièce, est la seule idéologie possible, la seule envisageable, dans « un système mondial où la faillite paraît la seule chose certaine ». Et contrairement à la morale bourgeoise ou prolétaire, en ne faisant rien, l'individu agit contre l'Etat. Comme la comédienne le joue sur scène : « Regardez comme nous agissons nous ! » clament les passagers d'un bolide qui file droit vers le vide.

L'acte de créer, malgré son utilité marchande et sa démocratisation des savoirs, n'est-il pas aussi cet acte purement gratuit qui équivaut à ne rien faire ?


    Mystère et création

Que ce soit en littérature, en théâtre, ou dans n'importe quelle autre discipline artistique, il y a bel et bien un mystère dans l'acte de création, un instant magique, hors du temps, que l'on nomme à tort inspiration car il tend à cacher la somme de travail préalable que celui-ci nécessite. Comme l'écrit Dagerman dans des métaphores d'une limpidité exceptionnelle, il s'agit plutôt d'une aspiration vers un monde confus, inquiétant, parallèle et pourtant connecté à la réalité qui coule rationnellement d'heure en heure.

Et une fois l'oeuvre créée, pour la partager, il y a d'abord une lutte interne au milieu de l'art. Il n'est pas question là du besoin de reconnaissance qui équivaut à la guerre de tous contre tous, mais du devoir de défendre son art contre celles et ceux plus gradés (et souvent incapables eux mêmes de créer) qui pensent savoir à qui cet art est destiné et pire encore, s'il est trop dangereux pour « le public » (dans le monde de la culture) ou pour les « bénéficiaires » (dans le monde des politiques de la ville).

« Ne vous avisez pas de nous faire peur » dit le détracteur du poète, « ce droit nous est réservé en toute exclusivité ! ». C'est que l'artiste, et tout particulièrement en France, dépend en grande partie des bons vouloirs de l'Etat dont les petites mains (des chargés de mission aux directeurs des scènes nationales ou des MJC) sont souvent de bons petits soldats. Nous n'affirmons pas qu'ils sont tous pro-gouvernementaux ou réactionnaires, mais se taire, en période de crise et de réduction budgétaire, reste le plus sûr moyen de poursuivre sa carrière. Cet État, pour reprendre les mots de Dagerman, n'est il pas, et aujourd’hui plus que jamais,  à différents niveaux de sa hiérarchie, « le grand distributeur de sécurité » ?

    Sociétés libertaires contre société sécuritaire

Une des scènes adaptée d'un passage jubilatoire du « Serpent », premier roman de Dagerman, expose les tourments de Sirri face à la violence des lois qui s'abattent sur elle pour son propre bien sans que celle ci n'est été consultée. Et ces lois aujourd'hui pleuvent à chaque désarroi social. Plus l’injustice est flagrante et plus la loi semble s'édicter et s'abattre sur les victimes. C'est le cas de Sirri, qui fatiguée de subir, s'arme d'un révolver pour faire valoir ses droits contre « le distributeur de sécurité ». Sauf que ce dernier n'est que l'humble employé d'un service démantelé de l'État qui accepte son sort, non sans lui rappeler, que cela ne fera que deux nouvelles : « une dans la rubrique des décès et une dans celles des offres d'emploi. »

Comment résister au poids des multiples dominations ? Par le suicide comme la comédienne mime la pendaison ratée du poète (et Dagerman fit maintes tentatives avant d'arriver à se tuer), ou en y opposant un véritable block de joie. Celui de l'enfance, de l'amour, de la liberté. Et tant pis pour les apologistes du compromis, il n'y en a pas de possible pour Corazon, pour Sirri et pour son amant. Chanter le désespoir reste un chant, aussi banal puisse-t-il paraître.

    Mais pour qui ?

Nous avons peu joué cette pièce mais elle nous accompagne ponctuellement depuis 15 ans. La première version, en lecture-spectacle, à l'initiative de Samuel Autexier, fut une représentation unique de « l'écrivain et la conscience » de Dagerman. 10 ans plus tard, au défunt Théâtre de Lenche, nous avions pu jouir d'une espace théâtral de répétition et donc développer la mise en scène. Puis plusieurs années après, au Théâtre de l'oeuvre, nous avions ajouté les recherches de Césaire et le personnage d'Almodovar, juste avant le confinement qui viendrait confirmer les pires injonctions du distributeur de sécurité. Lors de cette courte cession de représentations, un petit groupe de femmes âgées qui suivaient alors assidûment nos pièces sur l'histoire de l'immigration, trouvait que cette dernière production était tout de même plus hermétique, plus centrée sur une problématique qui nous était propre et se demandait à qui cette nouvelle pièce pouvait bien être destinée. Une semaine après, nous jouions cette même pièce à la prison de Salon. La révolte de Dagerman envers ces censeurs, celle de Césaire envers le monde colonialiste, celle des jeunes amants qui entendent jouir sans entrave comme celle de Corazon contre la norme sociale et sexuée, était pour les prisonniers synonyme de se battre pour le droit le plus élémentaire de manger à la cantine autre chose que de la merde.

Jeremy Beschon

1Philippe Geneste. « Le chef contre l'homme; le refus de la hiérarchie », éditions Quiero 2023

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