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Dell’Umbria à Bourdieu, ça se fait pas Madame !

Dell’Umbria à Bourdieu,  ça se fait pas Madame !

Cet article relate et théorise les ateliers de médiation qui accompagnent nos adaptations scéniques d'œuvres de sciences humaines et sociales. Ces ateliers, en amont et aval des spectacles, sont notamment menés avec des centres sociaux, Maison Pour Tous, établissements scolaires et pénitentiaires. 

L'article prend appui sur deux ateliers, construits autour des pièces « La domination masculine » et « Histoire universelle de Marseille », qui sont les adaptations scéniques des livres de Pierre Bourdieu aux éditions Seuil et de Alèssi Dell'Umbria aux éditions Agone. Il nous a semblé important de rendre compte de ce travail. Nous espérons que cette pratique du terrain des quartiers populaires couchée sur le papier (ou de retour au papier pourrait-on dire) permette un partage des outils d'émancipation.

 

Dell’Umbria à Bourdieu,

ça se fait pas Madame !

 

Nous ne sommes pas nombreux à lire des ouvrages d’analyse critique, de sciences sociales et humaines. Pourtant, ces œuvres parlent de nous, de nos sociétés, de nos identités et de nos violences. Elles nous regardent, nous observent et nous interrogent. Elles proposent analyses et théories, concepts et autres outils, pour mieux nous comprendre et saisir ce que nous sommes, pourquoi et comment nous faisons, pensons et discourons. N’y a-t-il pas plus grand paradoxe que de disposer de chercheur.e.s et d’œuvres qui parlent de nous et que pourtant nous ne considérons qu’à la marge ?


Sans chercher ici à analyser les raisons de notre éloignement d’avec ces sciences pourtant si sociales et humaines, nous proposons d’entrevoir comment l’on peut réconcilier celles-ci avec leurs publics, soit tout le monde. Car les sciences sociales et humaines (SHS), si tant est qu’elles aboutissent à des études et des centaines de pages manuscrites, sont d’abord le fruit de questionnements que nous nous posons tous : qui suis-je ? Comment ? Pourquoi ? A quoi je sers ? Comment ça marche ? Ces questions sont d’abord philosophiques mais elles traversent toutes les SHS. Chacune d’entre elle tente d’appréhender qui et ce que nous sommes en société, de saisir notre nature et notre culture, pour envisager de comprendre comment nous vivons ensemble, comment cela est possible et à quelles conditions.

 

Au sein du Collectif Manifeste Rien, nous adaptons des ouvrages d’analyse critique et de SHS en pièces de théâtre. Nous proposons à tous les publics d’entendre et de voir sur scène ce que des chercheur.e.s ont observé, réfléchi, analysé et théorisé. Pour développer ce travail, nous prolongeons nos spectacles par des débats et nous proposons des ateliers de médiation. Nous opérons donc comme un double mouvement de traduction : nous donnons aux spectateurs de quoi éprouver ces textes scientifiques, sur scène avec des comédien.ne.s, et nous nous asseyons ensemble pour décortiquer les concepts incarnés sur les planches. Mais comment donc traduire les enjeux et la pertinence de ces recherches et analyses à des non lecteurs ? Cette question est importante dans notre travail. Car si nous nous adressons à tous les publics, nous intervenons aussi spécifiquement auprès de publics dits difficiles, dans des quartiers dits prioritaires ; auprès de gens qui sont sensés manquer d’éducation et de capital culturel et, pour résumé selon l’esprit des institutions, auprès de territoires en marge de la cohésion sociale. Parler de la sorte pourrait faire croire que ces publics sont différents mais surtout qu’ils sont en situation de handicap, qu’il faudrait des moyens spécifiques pour leur montrer notre théâtre et aborder nos thématiques. Or l’expérience (qui corrobore nos à priori) nous a montré qu’il n’en est rien. Les habitant.e.s des quartiers non prioritaires n’ont souvent pas plus accès à la littérature des SHS que ceux des quartiers « difficiles », voire ils peuvent même entretenir une relation encore plus distendue avec les analyses des œuvres scientifiques.

 

Nous travaillons sur les rapports de domination ; nous traitons les questions liées aux discriminations : de genres, d’identités, culturelles et cultuelles, d’origines et de classes. Lorsqu’on habite dans un quartier « normal », on n’a guère l’impression d’être concerné, à la différence des habitant.e.s des quartiers prioritaires de la ville (QPV) considérés par les institutions de la Politique de la Ville particulièrement concernés par les discriminations : victimes certes mais aussi (et surtout ?) relais et acteurs/actrices. D’ailleurs ces thématiques sont privilégiées par les institutions qui financent les actions socioculturelles dont nous pouvons faire partie dans les QPV. Sont notamment pointées du doigt les discriminations liées aux origines et aux cultures (pour ne pas dire racisme) : ces populations auraient tendance à ne voir leurs conditions et leurs quotidiens qu’à travers ce prisme et à se victimiser ; et les discriminations liées aux genres et aux identités sexuelles : les habitant.e.s de ces quartiers seraient propices à les appliquer, du fait de leurs origines culturelles et religieuses.

 

Sans discourir ici sur l’inconséquence de ces deux positions, il faut souligner ici que les thématiques liées aux discriminations sont appréhendées par les institutions (et pas que) comme étant plus sensibles pour certaines populations que pour les autres. Ces autres donc qui ne sont pas prioritaires et qui ne nécessitent ni financement ni actions socioculturelles spécifiques. Or les actions que nous avons menées parmi ces citoyens « normaux » nous ont montré qu’ils étaient tout autant discriminants et incultes de l’analyse scientifique que leurs concitoyens prioritaires.

 

À la question comment retisser le lien entre les œuvres et les pensées des SHS et les publics, nous pourrions donc proposer une réponse unique, qui ne serait pas spécifique à un public en particulier. Toutefois, dans notre réponse et son développement, nous parlerons notamment des publics des QPV qui, d’une part, constituent le gros des publics de nos ateliers (mais pas des pièces forcément) et qui, d’autre part, loin de manifester des manques ou des failles vis-à-vis de nos propositions, sont bien plus proches et sensibles aux enjeux des SHS que ces citoyens qui iraient au théâtre de leur propre chef et qui disposeraient du capital culturel suffisant pour les soustraire à toute action de médiation – théâtrale et scientifique.

 

Comment traduire le concept de domination masculine ?

 

Quand je lis Bourdieu, il m’apparait clairement, me saute aux yeux : « ce que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance, de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment » p.7.

 

Pourtant, si je lis strictement cette phrase, elle ne mentionne ni le masculin ni même le terme-même de domination. Comment cela se fait-il que je la comprenne et même que je la saisisse ? Et, en réalité, l’ai-je saisie à ma première lecture ? Si je reconstitue le contexte de cette lecture, je dois reconnaitre que cette phrase synthétisait des années d’études littéraires et en philosophie spécifiquement et qu’elle résonnait personnellement avec mes expériences et mes ressentis.

 

Petit détour personnel…

 

Je suis adolescente. J’écoute Nirvana, Rages against the machine, Marylin Manson. J’ai un frère auquel je m’identifie. J’aime à porter les vestes en laine de mon frère, comme Kurt Cobain ; je chausse des Docks Martens tous les matins. Mes cheveux longs écrasent mon visage qui fait la gueule. Je refuse d’être la fille que l’on me demande d’être, avec ses talons, ses jupes et son petit rire mignon. Il m’arrive d’être refoulée aux queues des filles pour la sécurité à l’entrée des concerts.

 

Au lycée, je découvre Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir. « On ne naît pas femme, on le devient » : je suis bouleversée, je lis ce que je ressens, je trouve ce que je questionne depuis un moment maintenant. Dorénavant, troublée par ces réflexions, je passe mon comportement, mes ressentis et mes réactions au crible : est-ce que je réagis en tant que femme ou en tant qu’être humain ? Je n’ai jamais vraiment de réponse définitive mais je m’observe et j’observe les miennes.

 

A la fac, 4e année de philosophie. Je découvre La domination masculine de Pierre Bourdieu. Je saisis ce que je lis. Les mots de Bourdieu me parlent directement, comme s’il parachevait des années d’interrogations. La violence symbolique de la domination masculine m’éclate aux yeux. Bourdieu théorise ce que j’ai éprouvé pendant des années.

 

Prouver, éprouver ?

 

Mais ce qui me parait évident l’est-il aux yeux des autres ? Pour avoir discuté de ces questions maintes fois avec mes ami.e.s, je sais que ce n’est pas le cas. Je sais aussi que la démonstration théorique ne fonctionne pas. Je suis souvent repartie bredouille, seule avec ma conviction, voire même en colère de ne pas avoir été comprise et de ne pas avoir convaincu. Aujourd'hui, je saisis davantage pourquoi. « On sait d'expérience que les démonstrations produites par les sciences de l'homme et de la société ont très peu d'impact sur les gens. On peut mobiliser toutes les études pour démontrer la « stupidité » du racisme, on ne parviendra pas pour autant à convaincre quiconque d'abandonner ses préjugés. Pour être efficace, il faut que la raison rencontre l'émotion. Ce qui est prouvé dans la recherche doit être éprouvé par le public ». Je n’ai lu cette assertion de l’historien Gérard Noiriel1 que bien plus tard mais elle m’a paru évidente. Il ne s’agissait pas de convaincre mes amis et amies de la domination masculine, il fallait qu’ils l’éprouvent, la ressentent.

 

Le travail artistique de Manifeste Rien applique les propos de Noiriel, eux-mêmes inspirés de Brecht. Sur scène, les comédien.ne.s incarnent des concepts, personnifient les théories. Des personnages fictifs surgissent et jouent des analyses avec des accents, des mimes et des mises en situation. Ils se posent et nous posent des questions, nous montrent des hypothèses, les testent devant nous. Et le spectateur rit, pleure ou est surpris par un texte qu’il n’aurait pas forcément lu ou peut-être simplement pas compris. Dans cette continuité, nos ateliers proposent un exercice similaire mais autrement périlleux. Face à des groupes spécifiques – de jeunes et de familles des centres sociaux et maisons pour tous ; des jeunes et des adultes incarcérés ; des collégiens et des lycéens –, nous entreprenons de décortiquer le spectacle, sa forme, sa mise en scène et son incarnation, mais aussi et surtout les concepts qui ont été mobilisés pour l’écriture de la pièce et qui ont suscité sa création. Il ne s’agit pas de faire un cours magistral, ni de proposer une conférence : l’enjeu est de partager les concepts des SHS en les ramenant à la genèse de leur création, en montrant au public pourquoi ils sont importants et comment ils structurent nos vies. Pour cela, l’enjeu est de les ramener à leur source, à leur quotidien.

 

Le baiser à la reine et le gros ventre

 

Les jeunes sont assis de manière éparse dans la salle. Ils ont entre 11 et 15 ans. Ils sont jeunes pour nos actions. Normalement, nous visons les jeunes de 15 ans minimum. Mais ici, dans cette MPT, l’animateur, que je connais depuis quelques années maintenant, est très impliqué et son entrain a convaincu son public. Comme lui, ils sont curieux et enthousiastes. Dans une semaine, ils verront le spectacle « La domination masculine » adaptation du livre de Pierre Bourdieu et des textes de Tassadit Yacine. Ils riront, rougiront à certains propos de la comédienne, se donneront du coude à certains passages. Et applaudiront chaudement. Notre deuxième action sera réussie. Mais, pour le moment, nous sommes réunis en atelier. Il s’agit ici de leur donner envie, de présenter et de les familiariser avec le spectacle et ses thématiques.

 

Nous observons le flyer du spectacle. Sur un fond noir encadré d’un liseré rose, la comédienne vêtue d’une combinaison sombre regarde en l’air, contracte ses lèvres et, comme dans un effort soutenu, montre ses biceps, bras pliés et points fermés. J’interroge les jeunes. Que voient-ils ? Ils me parlent d’un homme qui montre sa force : ses muscles se dessinent, il a les cheveux cours, les points fermés. Quelques voix s’interposent timidement : « mais c’est pas une fille ? ». Le groupe les contredit : « Mais non ! c’est un mec ! ». Je les laisse discuter puis je leur dévoile le mystère : c’est Virginie Aimone, la comédienne qu’ils verront sur scène. Dans la réalité, elle est de corpulence fine et menue et elle n’est pas vraiment masculine. La discussion s’ensuit sur les éléments qui les ont fait penser à un homme. Pourquoi certains ont eu des doutes ? Les biceps, les cheveux courts (tirés en réalité), les poings, la bouche sévère : un homme. En même temps, dit l’un d’eux, c’était bizarre qu’il y ait du rose.

 

Après l’observation du visuel, je les interroge sur les mots. La domination, c’est quoi ? Quelques-uns s’essaient : quand quelqu’un a du pouvoir sur toi, l’homme qui domine la femme, le machisme. Ils sont déjà biaisés par l’intitulé du spectacle. Je propose une image.

 

Une femme âgée, en pied, tend sa main à une jeune fille blonde qui y appose sa propre main. Le corps de la jeune fille est courbé, sa tête inclinée regarde le sol. Elle porte une grande robe rose pâle mais on devine à sa forme qu’elle a les jambes pliées. Elle fait une révérence. Les deux femmes ont l’air de sourire.

 

Je leur demande de me décrire ce qu’ils voient. « C’est la reine d’Angleterre, non ?! », « Et l’autre, c’est qui ? ». Je recadre l’exercice. Je ne leur demande pas de juger la photo mais de la décrire. Exercice en apparence simple mais en réalité exigeant. Il faut mettre de côté ses interprétations, refuser d’analyser. Juste regarder et retranscrire. Ils ont du mal mais je leur demande de faire comme si j’étais aveugle, ou absente, voire même un extraterrestre qui ne connait ni les humains ni leurs codes. Que raconteraient-ils ?


Petit à petit, ils s’essaient à l’exercice. Elle fait une révérence, elle est penchée, sa robe est rose, il y a un tapis rouge sous leurs pieds, une voiture – probablement une limousine – est stationnée à l’arrière-plan. Désormais, je leur demande d’analyser. Que fait la jeune fille ? Ensemble, nous décryptons ce que nous voyons et ce que nous comprenons de cette scène : une jeune femme courbe son corps jusqu’à être plus basse que l’autre personnage, âgée et de petite taille. Elle est en position de soumission volontaire. Nulle personne ni objet ne semble la contraindre à adopter cette position. La vielle dame, surement la reine d’Angleterre, domine sa cadette. Au sens premier du terme d’abord : elle est plus élevée que la jeune fille, elle la surplombe. Mais elle la domine aussi en prenant le dessus : les autres se plient pour la saluer.

 

« C’est la reine ! C’est normal ! »

 

Je leur demande s’ils saluent leurs professeurs tous les matins de la sorte, s’ils courbent leur dos devant l’animateur qui les reçoit. Ils rient, s’esclaffent, s’offusquent. « Surement pas ! ». A mon tour de m’étonner : et pourquoi donc ? Ils ne savent pas quoi répondre : c’est comme ça, ça se fait pas.

 

Ça y est on y arrive, le travail peut commencer. C’est normal, c’est comme ça, ça se fait pas. Mais c’est quoi quelque chose de normal ? Pourquoi, dans ce cas, ça l’est et pas pour un professeur ? On discute, on réfléchit ensemble, à haute voix. Ils n’arrivent pas à expliquer, n’ont jamais réfléchi à cela.

 

Je leur montre une autre image. C’est un dessin en noir et blanc. Un bonhomme, avec un gros ventre et une cravate, tend son bras et pointe son doigt vers un autre qui se tient à quatre pattes, visage tourné vers le sol. Je leur propose le même exercice qu’avec la photo de la révérence. Ils ont compris ce que j’attends d’eux, ils me décrivent la scène. Puis nous passons à l’interprétation. C’est un patron qui crie sur un employé. La cravate leur sert d’indice. Quelques-uns remarquent le gros ventre, qui évoque le pouvoir, le chef, celui qui mange bien et qui est assis toute la journée à donner des ordres de son doigt autoritaire. Ils trouvent la scène violente : « il le traite comme un chien ». Et je leur fais remarquer que l’employé accepte : il est à quatre pattes sous la seule autorité d’un doigt. Rien ne le contraint physiquement. Je leur demande ce qu’il y a de commun entre les deux images, entre les deux scènes.

 

Observer avant de dire

 

Savoir regarder, observer une situation avant de l’interpréter ne va pas de soi. Nous sommes pétris de jugements, de grilles d’interprétation, et nous sommes programmés pour donner du sens. Et, sans s’en rendre compte, nous appliquons des schèmes d’interprétations et plaquons des a priori construits au fil de nos expériences. Baiser la main d’une reine est normal, obéir à un doigt et une cravate apparait démesuré mais justifiable – c’est le patron.

 

Résonne alors l’étonnement de Bourdieu : « Je n’ai jamais cessé de m’étonner devant ce que l’on peut pourrait appeler le paradoxe de la doxa : le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, qu’il n’y ait pas davantage de transgressions ou de subversions, de délits et de « folies » (il suffit de penser à l’extraordinaire accord de milliers de dispositions – ou de volontés – que supposent cinq minutes de circulation automobile sur la place de la Bastille ou de la Concorde) ; ou, plus surprenant encore, que l’ordre établi, avec ses rapports de domination, ses droits et ses passe-droits, ses privilèges et ses injustices, se perpétue en définitive si facilement, mis à part quelques incidents historiques, et que les conditions d’existence les plus intolérables puissent si souvent apparaitre comme acceptables et même naturelles. »2

 

Bourdieu nous invite ici à regarder notre quotidien autrement, à ne pas l’accepter mais à l’interroger : pourquoi cela se passe de la sorte ? Comment les choses s’opèrent ? Et, surtout, quelle est notre responsabilité dans le cours de choses ? A travers ses interrogations, Bourdieu nous invite à (ré)humaniser la société et à dénaturaliser ce qui nous apparait avec le temps comme allant de soi, normal, naturel – aux deux sens du terme.

 

Avec des images, j’invite les jeunes en face de moi à se défaire de ce que nous pensons, croyons, justifions, défendons pour regarder différemment autour de nous et nous demander notamment comment cela se fait que ce que nous vivons, pensons, nous apparaisse comme allant de soi. Retrouver un regard « surnaturel » : comme si nous étions un extraterrestre, s’exercer à nous demander pourquoi, comment.

 

La jeune fille s’abaisse parce que c’est la reine ; le bonhomme s’écrase devant son patron. Mais, en réalité, si on regarde bien ces images, que voit-on d’autre qu’une jeune fille qui se courbe tout sourire devant une vieille dame ? Ce qui peut nous paraitre normal, ou sensé du moins, se fonde sur une analyse de la situation : c’est la reine avec tout le prestige et la majesté dont elle dispose. Mais pour interroger cette scène, il faut s’essayer à resituer les coulisses de cette photo.

 

En amont, la jeune fille a sorti sa plus belle robe, s’est coiffée, maquillée : elle s’est préparée. Elle a contraint son corps pour qu’il entre dans les mesures de sa robe, elle a chaussé des talons inconfortables pour ne pas trainer son vêtement par terre, elle a acheté une sacoche assortie à sa robe et assez petite pour tenir dans sa main et ainsi parader sa tenue libre de tout sac à dos qui aurait masqué le cachet du col cousu main. Pendant qu’elle attendait son tour de révérence, n’ayant qu’une seule main de libre, elle a dû poser son verre d’eau pour apaiser son bras qui lui grattait ; elle n’a pas pu reprendre sa queue de cheval car elle n’a pas osé poser et laisser son sac sur une table. La possibilité de cette photo tient à une préparation et une contrainte insidieusement masquées derrière son sourire et l’aisance apparente de sa révérence. Cette image est une représentation, une illustration de ce qu’est la domination (masculine), soit : une relation sociale (entre hommes et femmes, mais aussi entre femmes et entre hommes) qui s’exerce par une violence symbolique, douce, insensible, invisible pour ses victimes mêmes, et qui conditionne (les femmes) à accepter et avaliser un rapport de pouvoir (des hommes).

 

A propos de la domination masculine, Bourdieu parle d’une « relation sociale extraordinairement ordinaire » : comme notre jeune fille de la photo, que nous ne sommes même pas étonnés de voir se courber tout sourire pour marquer le pouvoir d’une vieille femme ; comme les coulisses de cette scène que nous ne questionnons même pas, tant il est évident que, pour se préparer, elle a dû s’épiler, se faire un gommage et un masque, évaluer la meilleure tenue, se maquiller, trier ce qui devrait rentrer dans sa petite sacoche, tirer ses cheveux. Le tout pour une scène de soumission publique.

 

De la domination masculine au racisme quotidien

 

Avec une photo, voire deux, j’essaie d’illustrer un concept et la réflexion d’un auteur qui peine à être lu du tout public alors qu’il ne fait qu’analyser et conceptualiser ce que vous vivons de plus ordinaire. A première vue, nous parlons ici des femmes seulement mais, en réalité, la domination masculine non seulement contraint les hommes – qui doivent être viriles, forts et protecteurs sous peine d’être négativement féminisés – mais son fonctionnement et ses mécanismes dépassent la question du genre. Comme le dit Bourdieu, la domination masculine est « une occasion privilégiée de saisir la logique de la domination exercée au nom d’un principe symbolique connu et reconnu par le dominant comme par le dominé, une langue (ou une prononciation), un style de vie (ou une manière de penser, de parler ou d’agir) et, plus généralement, une propriété distinctive, emblème ou stigmate, dont la plus efficiente symboliquement est cette propriété corporelle parfaitement arbitraire et non prédictive qu’est la couleur de la peau »3.

 

Devant des publics dits défavorisés, habitants des quartiers dits prioritaires et difficiles, le sujet du racisme n’est pas une abstraction. C’est, comme dirait Bourdieu, extraordinairement ordinaire. Ce qui est moins évident, c’est la compréhension des mécanismes qui le rendent possible et quotidien et surtout acceptable, c’est la difficulté d’en sortir et de lutter contre. Or Bourdieu, en décortiquant l’apparence naturelle et normale de la domination masculine, nous donne les éléments de sa compréhension et donc, in fine, les indices de sa déconstruction.

 

Bourdieu n’est pas aisé à lire ; il est pourtant riche d’outils de compréhension des violences insidieuses que nous vivons au quotidien et que nous reproduisons également. Bourdieu comme les scientifiques conceptualisent le quotidien, nos relations sociales, nos rapports sociaux et nos normalités. Il est important et nécessaire, pour ces chercheur.e.s et intellectuel.le.s, d’opérer un mouvement d’analyse qui part de ce que nous vivons pour le généraliser, en sortir les mécanismes de fonctionnement, identifier les structures qui le rendent possible – et reproductibles. Ce, afin de parler à tous, de ne pas rester au niveau de l’exemple, du cas, de la scène, qui peuvent apparaître à ceux qui ne les vivent pas incompréhensibles, voire étrangers.

 

Celui qui vit le racisme peut ne pas vivre la domination masculine. Celle dont on moque l’accent peut ne pas connaitre la discrimination raciale. Pourtant, tous vivent un même mécanisme de domination qui s’exerce insidieusement jusqu’à apparaitre à ceux qui ne le vivent pas comme une situation anodine, normale, dérisoire. Le chercheur a besoin de monter en compréhension, en généralisation pour faire d’un exemple une situation de compréhension.

 

En revanche, dans nos ateliers, nous pratiquons le mouvement inverse. Nous ramenons le concept à son exemplification. Comme les comédien.n.e.s du collectif qui incarnent sur les planches les œuvres de SHS avec des personnages et des accents, des caractères et des émotions, nous illustrons en ateliers les concepts et les théories avec des images, ou des vidéos ou des scènes de vie, et nous les observons, nous les scrutons, nous les écoutons. Et surtout, nous les humanisons pour retrouver la sensibilité d’une situation. Nous dénouons le raisonnement du scientifique pour redescendre sur le sol de ses premières interrogations.

 

Pierre Bourdieu ne s’est pas intéressé à la domination masculine accidentellement. Il a vécu la honte d’être béarnais devant les normaliens de Paris. Eprouvé par sa culpabilité devant les atrocités de la guerre coloniale en Algérie, il a constaté les souffrances des Algériens forcés à quitter leurs montagnes pour devenir chômeurs et bousculer leurs relations sociales au sein de leurs équilibres familiaux et claniques4. Il a vécu, senti, souffert ces situations de domination « douces » – les moqueries des camarades devant le chant de son accent le ramenant à ses origines paysannes et minorées ; la perte du statut des hommes algériens dans un système colonial écrasant de supériorité guerrière et symbolique. Il a saisi la violence insidieuse opportunément masquée par la brutalité physique des coups et des matraques. Et il a ainsi pu dénoncer les mécanismes de domination qui se cachent derrière des discours de paix et des déclarations romantiques qui officiellement rejettent toute violence mais qui, en réalité, la perpétue dans les profondeurs des représentations et des considérations des Algériens et des femmes.

 

Du mépris à la déconstruction

 

« Personne n’écrit de nulle part », nous dit Mathieu Rigouste : « Une enquête est déterminée par la position de l’enquêteur dans la société, par la perspective depuis laquelle il regarde et s’exprime. Lorsqu’il se présente comme ’’neutre’’ ou ’’extérieur’’ au monde qu’il étudie, il masque cette situation, les privilèges qu’il retire de l’ordre existant, les connivences qu’il peut entretenir avec lui et l’intérêt qu’il peut avoir à ne pas vouloir le changer. Il faut savoir d’où parlent les enquêteurs et ce qui motive leurs recherches.5 »

 

Comme Pierre Bourdieu (et malgré les nombreuses différences qui les opposent), Alèssi Dell’Umbria opère le même chemin d’un terrain vécu, éprouvé, voire souffert, à l’analyse critique – politique et anthropologique – de ses ressentis et expériences. Dans L’Histoire universelle de Marseille, en remontant au Moyen-Âge, Alèssi Dell’Umbria retrace l’histoire de sa ville natale Marseille et, ce faisant, historicise et politise la singularité de la cité phocéenne. Par l’histoire d’une ville, son livre analyse la domination culturelle et propose une critique de l’hégémonie centralisatrice française. Ce livre renseigne sur la construction de l’Etat français et sur les dégâts du modèle du citoyen comme figure abstraite, déracinée et désindividualisée, sur les populations exclues des castes dominantes et dirigeantes, auto-instituées en modèles de citoyenneté légitime.

 

Une telle œuvre ne peut qu’interpeler tou.t.e.s ceux/celles qui ne cadrent pas avec la figure du Français « sans accent », descendant et militant d’une France des droits de l’homme, modèle universel d’une nation des Lumières digne et fière, sourde et aveugle du sang versé pour sa construction sur le dos des étrangers, immigrés, femmes et enfants ! Or nombreux sont ceux qui découvrent l’œuvre directement sur scène, derrière les personnages incarnés par la comédienne. Pourtant, sous la verve d’Alèssi Dell’Umbria, entre les lignes de ses analyses critiques, transperce le quotidien de tous ceux/toutes celles qui sont minoré.e.s, voire moqué.e.s, parce qu’ils/elles parlent mal, parce qu’ils/elles parlent fort, et qu’ils/elles continuent de chanter « à jamais les premiers ! » même quand leur équipe perd face à la capitale. Mais comment inciter des jeunes à lire 800 pages d’histoire ?

 

« Marseille, c’est pas la France6 »

 

Toujours selon le même format, nous sommes réunis face à la projection d’images. Après une série d’illustrations de clichés portés sur les Marseillais – colériques, mafieux, grossiers, anarchiques, irrespectueux, fiers, vantards et flemmards – je leur soumets une carte de la France. Encastré entre l’Europe du sud et l’Europe de l’Est, l’hexagone est découpé en trois zones : le Sud, le Nord et le Pôle Nord. Je les laisse regarder de plus prêt.

 

Les yeux se plissent, les têtes s’avancent vers l’écran. Il leur faut quelques minutes avant de prendre la parole. Ils remarquent qu’en haut de la partie nord, un cercle entoure le mot « cons ». Le gros mot les tire de leur silence, les fait rire. Je leur demande ce qu’il désigne. Paris ? ose l’un d’eux. Je les invite à observer la carte depuis le Sud. Où placeraient-ils Marseille ?

 

En regardant de plus près, ils notent que Marseille est désignée comme Capitale. Ils s’esclaffent et s’emportent. On essaie d’identifier quelles villes délimitent la première zone, ledit Sud. La première délimitation passe entre Nîmes et Montpellier. On observe la seconde, entre le Nord et le Pôle Nord : elle traverse Amiens. Au-dessus : le grand nord. A première vue, ils ne réagissent guère plus à cette carte. Mais quand je les interroge sur cette frontière du Pôle Nord à l’intérieur de la France, ils réalisent l’incongruité de ce tracé. Marseille capitale du Sud, Paris ville de cons, Lille chef-lieu des esquimaux. « C’est vrai qu’il fait trop froid là-haut ! », « Et ces parisiens qui se prennent pour les rois du monde ! », « À Aix-en-Provence, déjà il fait froid et de toutes façons c’est des gros bourgeois ».

 

Cette carte est grossière et juridiquement fausse. Mais tous se reconnaissent dans ce découpage qui met surtout Marseille au premier plan. « C’est Marseille bébé ! », « Marseille, capitale du monde ! ». Cette carte est fausse selon les manuels scolaires et le découpage politique et juridique mais elle ne l’est pas aux yeux moqueurs des Marseillais. Elle ne l’est pas non plus au regard de l’histoire de France et de la construction de son Etat-Nation. Et, pour comprendre cela, le livre d’Alèssi Dell’Umbria est précieux. Je leur en résume une partie, dont les différents traités signant les défaites successives de la ville incarnées sur scène par la comédienne tour à tour narratrice, troubadour, poissonnière, roi de France…

 

Pendant que Marseille, ses autorités et son peuple, étaient punis pour leur indépendance politique vis-à-vis tant du pouvoir papal que du pouvoir temporel, Aix-en-Provence, relai local du pouvoir central, accueillait en 1501 le Parlement de Provence sur le modèle de celui de Paris, créé par Louis IX pour juger en appel au nom du roi. Marseille, ville de négoce considérée comme une terre adjacente, était considérée à la marge d’Aix la capitale du comté de Provence, ville de la politique, des tribunaux, du droit et des lettres. Tandis que s’y installent et s’imposent la noblesse et la haute bourgeoisie, Marseille réunit négociants, boutiquiers, porte-faix, marins et galériens. Le Nord, apparenté au pouvoir royal, commence à Aix.

 

Résistant au pouvoir royal, les Marseillais se voient petit à petit contraints de soumettre leur propre constitution politique et leurs modalités de négoce inter-méditerranéen (traité avec Charles d’Anjou, 1257) mais également leur fonctionnement administratif (Edit de Joinville, 1535) et surtout leur culture occitane et leur langue (Edit de Villers-Cotterêts, 1539). La centralisation monarchique, qui sera suivie de la centralisation étatique, écrase la ville et ses citoyens. « Paris, tête de chien. »

 

Réunie sous une fiction nationale qui étire sa culture hégémonique des Pyrénées orientales au Pas de Calais, Marseille peut même se voir affiliée à une culture chtimi dont elle ne partage ni les odeurs, ni les paysages ni les accents. Mais, dorénavant, tous se doivent d’arborer le drapeau tricolore, les mêmes noms de rue et la langue française comme uniforme d’unité. Lille, qui perd aussi sa langue et sa culture, qui finira par évoquer un peuple alcoolisé, nourri de frites et de consanguinité, constitue bien ce pôle nord français, incarnation d’un exotisme pourtant si près. Et ironiquement, depuis Paris, topos du concept du français abstrait, Marseille comme Lille sont équitablement moquées.

 

Si pendant cet atelier, je parle de Marseille à des Marseillais, ils sont toutefois ignorants de l’histoire de leur ville et de leur pays. Mais, par la compréhension des stéréotypes qu'ils ont incorporés, ils sont parfaitement capables de s’intéresser à l'origine historique du stigmate social et, par la même, d'entendre la complexité d'une histoire qui ne leur ai jamais présentée sous prétexte d'être trop complexe.

 

« Madame, vous auriez dû être notre prof d’histoire ! »

 

Ces faits historiques et leurs enjeux politiques et culturels sont difficiles à transmettre à un groupe de jeunes qui se réunit au centre social le soir après une journée de collège. Pourtant, une fois posé le cadre des clichés sur les marseillais, après avoir ri ensemble des phocéens et de leurs rivaux, ils écoutent l’histoire de leur ville et surpassent les noms des traités et les dates apposées. J’adopte volontairement une posture dynamique : je plombe l’ambiance quand Marseille perd ses libertés, je m’exalte quand elle en recouvre une moitié. Et je leur déroule le fil inexorable de sa mise au pas.

 

Certains me suivent et s’énervent à chaque nouveau traité. Ils excitent les autres. Je perds parfois le contrôle du groupe mais je ne les perds jamais vraiment. Et puis j’avance dans le temps. J’arrive à l’actuelle rue de la République.

 

Une photo prise d’un 6e étage montre un bout de la rue : au centre, le tramway, entouré de voies automobiles puis de deux rangées de jeunes arbres. Les façades sont propres et claires, striées de balcons en fer noir qui marquent le style haussmannien de la rue. Au loin, les bureaux de la Joliette puis la cime des collines. C’est la ville vue par le haut. « Et cette vision, c’est celle des aménageurs de territoire. Et ça, c’est une machine de guerre sans précédent... » leur dira la comédienne sur scène dans quelques jours. Mais revenons à la photo de notre atelier, je leur demande de regarder de plus près. De baisser leurs regards. Que voient-ils ? Une brasserie au rideau semi-levé, deux haut-vents qui annoncent des boutiques, trois devantures fermées. C’est la ville vue par le bas. Celle que nous foulons, celle que nous arpentons pour nos trajets, celle que l’on voit et que l’on sent. Pas celle des aménageurs qu’ils projettent en surplomb sur une carte découpée.

 

Je change d’image. Trois photos apparaissent qui montrent des ruines, des pierres, des débris et des rails avec, en arrière-fond, des immeubles. Elles sont en noir et blanc. Sur l’un d’elle, on distingue une église ; sur une autre, un train longe la trame creusée. J’interroge le groupe : reconnaissent-ils l’endroit ? Personne n’a d’idée. Ces photographies ont saisi les travaux de la réalisation de la rue Impériale, qui deviendra rue de la République. Certains réagissent alors : « ils ont creusé tout ça ? Mais y avait quoi avant ? Et y avait un train qui passait par là ?! ».

 

Je leur récite les chiffres trouvés sur la page des commerçants de la rue actuelle : le chantier a duré deux ans seulement. C’est la première fois que l’on utilise en France des lignes de chemin de fer provisoires, des grues roulantes de 35 mètres de haut, des machines pour préparer le mortier. Certains bâtiments, du côté de la Joliette ont été terminés en 1866. Le percement dans le bâti ancien a nécessité la destruction d’un millier de maisons, de 61 rues et le déplacement de plus de 16 000 marseillais. Trois collines ont été arasées dont la plus connue est celle des Carmes et 1 200 000 m3 de déblais sont déversés dans la mer7.

 

J’insiste sur les chiffres humains : sur les déplacés, ceux qui ont abandonné leur maison, ceux qui ont perdu les lieux de leurs souvenirs et de leurs histoires. Certains s’en émeuvent. « Ça se fait pas Madame ! ». Puis je reviens sur la présentation des travaux : le chantier a duré deux ans seulement ; c’est la première fois que l’on utilise en France des lignes de chemin de fer provisoires… L’accent est mis sur la performance technique et urbanistique. Les coûts humains sont annoncés comme une nécessité. Nous entamons une discussion « sur la fabrication » de la ville et la considération de ceux qui y vivent.

 

En regardant la carte de France, les jeunes participants ont ri, se sont emportés dans leurs clichés, se sont fourbés sur leurs différentes origines (Gare à celui qui est né à Aix ! Mèfi avec celui qui vient de Paris !... Et il y en a toujours parmi les « Marseillais »). J’ai partagé leurs insultes et leurs railleries. Nous les avons justifiées, expliquées, avec l’histoire de la ville et l’analyse politique de ses relations avec ses demi-sœurs françaises. Comme lors de l’atelier de « la domination masculine », nous sommes revenus aux sources de l’analyse : la conscience d’être différent, d’être regardé comme, d’être déprécié, minoré ; un penchant à vanter ses origines, à se défendre. Comme le résument Alèssi Dell’Umbria et la pièce : « …ceux qui sont restés savourent parfois une jubilation féroce dans l’autodévarolisation : ils ont fini par ramasser le mépris des autres pour s’en faire un drapeau ».

 

En observant la rue de la République, nous avons confronté la production urbanistique par le haut à la ville vue d’en bas. Nous avons mesuré la violence d’une projection sur la ville par-delà la considération de ceux qui y vivent. Nous avons pesé le poids d’un regard sur une ville et ses habitants qui sait et fait pour eux, et qui reproduit (et actualise) la condescendance des autorités politiques qui se sont succédées de l’an mil à l’an deux mille sur Marseille et ses habitants. « Il ne se commet pas un crime à Marseille sans qu’un piémontais sorti de sa tanière des Grands Carmes n’y ait trempé le petit doigt »8 : en 1865, la destruction d’un quartier pour la construction d’une rue impériale digne du modèle haussmannien parisien se justifiait (déjà et encore) par la criminalisation de ses habitants.

 

Par des images, par l’actualisation de l’histoire et des illustrations contemporaines, avec des clichés et des caricatures, je propose à ces jeunes un récit historique qu’ils acceptent d’écouter et de discuter : « vous auriez dû être notre prof d’histoire ! C’est moins ennuyant qu’au collège ! ». Mais je ne suis pas professeure d’histoire et ceci n’est pas un cours académique. Pour autant, ils ont appris des choses, relevé des faits, questionné des évidences. L’histoire n’est pas destinée à n’être qu’une succession de dates fondatrices de notre unité nationale. Elle peut être un récit de ruptures et de luttes sociales qui résonne jusque dans les clichés qu’on aime à brandir sur les Marseillais, et sur toute population qui peine à cadrer avec le modèle du citoyen abstrait. Elle peut aussi illustrer l’analyse critique de notre société.

Le livre d’Alèssi Dell’Umbria observe, à partir de Marseille, l’écriture de l’histoire, celle des vainqueurs (et, en cela comme le dit l’auteur, il aurait pu l’écrire de n’importe où) – or Marseille a été vaincue. « Écrire l’histoire de Marseille à partir de la cité revient donc à jeter un éclairage inédit sur cette construction politique et culturelle qu’est la France. On peut même dire qu’à cet égard Marseille offre un point de vue imprenable »9. De l’an mil à l’an deux mille, en remontant l’histoire du centralisme, l’auteur illustre et incarne dans les personnages et les luttes urbaines de l’histoire les concepts de décentrement, d’histoire par le bas, de dialectique, d’hégémonie culturelle, de société du spectacle et de muséification du patrimoine (pour ne citer qu’eux). En regardant le temps10, Dell’Umbria nous élève de la cité phocéenne à la déconstruction critique de l’Etat-Nation.

 

Aller et revenir

 

En atelier, comme sur scène, le collectif Manifeste Rien s’essaie à traduire des concepts en redescendant le long des fils sur lesquels des chercheur.e.s et des scientifiques ont tissé des théories et des analyses puissantes et salutaires. Si l’enjeu du chercheur.e.s et de l’enquêteur/enquêtrice est de montrer ses résultats – ses analyses, ses concepts – le nôtre est de retrouver le terrain de leurs enquêtes et d’espérer, de la sorte, faire éprouver au public ce que les chercheur.e.s ont souhaité dire. Pierre Bourdieu justifiait son langage technique spécifique par la nécessité d’une écriture à la hauteur de l’exigence de sa pensée et de ses analyses. Loin de cette écriture, d’autres chercheur.e.s comme Alèssi Dell’Umbria privilégient un langage libéré de la doxa académique. Néanmoins, l’ « Histoire universelle de Marseille » reste trop souvent sur les étagères des bibliothèques (universitaires ou non) et elle nécessite également un (vivificateur) effort intellectuel de lecture.

 

Si au nom du collectif Manifeste Rien nous investissons avec entrain la mission d’amener ces chercheurs plus près des citoyens pour lesquels ils écrivent, nous pensons qu’il est nécessaire que la démarche de recherche et d’enquête s’accompagne d’un travail de traduction de ses résultats et productions – et de leurs enjeux sociaux et politiques – quitte à accepter parfois de refaire le mouvement inverse : non pas du terrain au concept mais du concept au terrain. Pour une éducation à la recherche, pour une formation à l’analyse scientifique, pour une réelle transmission populaire des connaissances et des outils d’émancipation intellectuelle.

 

par Marie Beschon

Médiatrice socioculturelle

1 Historien qui a collaboré avec Manifeste Rien et DAJA pour la réécriture théâtrale de son livre « Le massacre des Italiens » éditions Fayard.

2 P. Bourdieu, La domination masculine, Paris : Editions du Seuil, 1998, p.7

4 Voir articles de Tassadit Yacine dont « Hommage à Pierre Bourdieu : l'Algérie fondatrice de l'œuvre », in Awal n°25/2002 ; « L’Algérie, matrice d’une œuvre », in Encrevé, P., Lagrave, R.-M. (sous la direction de), Travailler avec Bourdieu, Paris : Flammarion, pp. 333-345.

5 Rigouste, Mathieu. La domination policière. Une violence industrielle. Paris : la Fabrique Editions. 2012. pp.257

6 « Beaucoup de jeunes ‘’fiers d’être marseillais’’ aiment proclamer dans les virages du Stade Vélodrome ou ailleurs, que ‘’Marseille c’est pas la France’’. Immigrés et voyageurs s’accordent avec eux là-dessus. Les Espagnols trouvent qu’elles ressemblent davantage à une ville italienne ; les Italiens à une ville espagnole… Et les Nord-Africains qui débarquent à la Joliette ne s’y sentent pas vraiment en pays étrangers. Mais chez les gens de la haute société, le jugement a toujours été rien moins que positif », Histoire universelle de Marseille, éd Agone.

8 Le Dantec, Bruno. Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent. Marseille : Editions du chiendent. 

9 Dell’Umbria, Alèssi. Histoire universelle de Marseille. De l’an mil à l’an deux mille. Marseille : Editions Agone. 2006. pp : 756

10 « Le narrateur voit dans le passé de même que le prophète voit dans le futur, mais son récit instaure une présence sans regard, qui n’a de réalité que dans le fait d’être partagée, de faire communauté » Alèssi Dell’ Umbria, Antimatrix, Éditions la Tempête 2021.

 

Photo Élise Carratala

 

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